Éthiopie : Crise du Tigré

Ayana (nom fictif pour protéger l’identité) s’est rendue à la clinique de MSF accompagnée de son fils de cinq ans. Arrivés avec son mari à Shire il y a trois mois, ils vivent dans un camp pour personnes déplacées. Elle s’inquiète au sujet de ses deux enfants plus âgés, 14 et 18 ans, dont elle est sans nouvelles depuis qu’elle s’est enfuie. Éthiopie, 2021. © Igor Barbero / MSF
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Joseph Belliveau Directeur général MSF Canada

Il y a cinq ans, dans la foulée des bombardements aériens qui ont détruit un hôpital à Kunduz en Afghanistan, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 2286. Celle-ci, entérinée le 3 mai 2016, mettait fin de façon spécifique et sans équivoque à l’impunité pour les attaques ciblant le personnel et les établissements médicaux en contexte de conflit. Elle semblait annoncer un tournant politique mondial qui ramenait à l’avant-scène les règles de droit existantes – notamment le droit international humanitaire – et leur donnait plus de mordant.

Pourtant, cinq ans après cette résolution historique, les attaques contre les soins de santé se poursuivent en toute impunité dans le monde. Tel est le cas dans la région éthiopienne du Tigré, secouée par un conflit depuis novembre 2020. Aujourd’hui, le système de santé du Tigré est largement décimé, et les installations sanitaires ont été vandalisées et pillées par des soldats.

La destruction est si importante que, lors de ma récente affectation de cinq semaines avec Médecins Sans Frontières (MSF) au Tigré, je n’ai pas trouvé une seule pièce dans un seul établissement de santé en dehors des grandes villes qui n’avait pas été saccagée. Beaucoup d’installations ont été laissées ainsi, avec des médicaments et des aiguilles jonchant le sol, des lits d’examen renversés, des dossiers de patients retirés de leurs étagères, des vitres brisées et des ambulances brûlées ou volées. Debout dans des salles où des messages menaçants couvraient les murs, je pouvais ressentir l’intention malveillante d’éliminer systématiquement un droit fondamental de tout un peuple : le droit aux soins de santé.

Un centre de santé sur cinq visité par les équipes MSF au Tigré a été occupé ou contrôlé par des militaires. Nous avons appris que certains membres du personnel médical avaient été tués. Beaucoup d’autres ont trop peur pour retourner au travail. Il n’y a donc pas de soins de santé dans les zones rurales du Tigré au-delà de l’assistance d’urgence dispensée par MSF, quelques autres humanitaires et le courageux personnel de santé du gouvernement.

Ce n’est un secret pour personne. Déjà à la mi-mars, MSF rapportait l’étendue de la destruction des établissements de santé à travers le Tigré. Seuls 13 % des établissements visités par MSF fonctionnaient normalement. Les Nations Unies ont aussi reconnu publiquement le vandalisme et le pillage des centres de santé et le fait que la majorité d’entre eux étaient désormais hors d’usage. Contrairement aux nombreuses atrocités commises au Tigré – dont des tueries de masse, violences sexuelles, déplacements forcés et détentions arbitraires –, la destruction du système de santé s’est produite au grand jour, laissant une traînée de preuves tangibles et irréfutables. Plusieurs gouvernements, dont le Canada, ont réclamé à juste titre des enquêtes et une reddition de compte à cet égard.

En mai 2016, les pays les plus puissants du monde, ainsi que 80 co-commanditaires, ont collectivement mis le holà – par le biais de la résolution 2286 – en insistant sur le fait que même les guerres suivent des règles, l’une des plus fondamentales étant que l’on ne peut pas attaquer le personnel de santé et les installations médicales. Malgré tout, chaque jour, mes collègues MSF gèrent des cliniques mobiles dans le Tigré au milieu d’installations vandalisées et non fonctionnelles. La destruction quasi totale de tout un système de santé s’est déroulée au vu et au su de tous, dans une impunité totale.

Une équipe mobile de MSF a trouvé le poste de santé du village d'Adiftaw, dans le Tigré, pillé et partiellement détruit. Éthiopie, 2021.
Une équipe mobile de MSF a trouvé le poste de santé du village d’Adiftaw, dans le Tigré, pillé et partiellement détruit. Des dossiers médicaux, du matériel cassé et des paquets de médicaments déchirés étaient répandus sur le sol, aucun des lits n’avait de matelas et le personnel médical était absent. Éthiopie, 2021. © Igor Barbero / MSF

Ce n’est pas le seul crime à être perpétré au Tigré, ni même le plus flagrant. L’affaiblissement du système de santé est l’une des nombreuses formes de violence que les militaires infligeaient et continuent d’infliger aux civils. Les gouvernements doivent s’y attarder davantage s’il existe une réelle volonté de respecter la résolution 2286 et de défendre le droit aux soins de santé et la règle fondamentale du droit international humanitaire qui met les établissements et le personnel de santé hors de combat. Les preuves sont si évidentes.

Malheureusement, les événements qui se déroulent aujourd’hui au Tigré ne font pas exception. Le 3 octobre 2015, l’armée américaine a largué cinq bombes sur l’hôpital de MSF à Kunduz, tuant 24 patients, 14 membres du personnel et quatre accompagnateurs soignants. Depuis, des forces armées ont attaqué des hôpitaux et du personnel médical des centaines de fois, notamment en Syrie, au Soudan du Sud, au Yémen, en Afghanistan et en République centrafricaine. L’Organisation mondiale de la Santé a dénombré, depuis le bombardement de Kunduz, plus de 2 400 attaques contre les soins de santé, ayant entraîné la mort de plus de 620 travailleurs médicaux et l’endommagement ou la destruction de 850 structures médicales. Et ce, presque toujours dans l’impunité absolue.

« Les preuves sont si évidentes »

Dans un contexte où règne la notion de souveraineté étatique, il est difficile pour les États d’intervenir dans les affaires intérieures des autres, mais force est de constater que les pays qui ont parrainé la résolution 2286, y compris le Canada, ont totalement échoué à freiner ces attaques. Le Canada et les autres signataires peuvent en faire plus en condamnant régulièrement les attaques contre les soins de santé et en augmentant le coût politique pour ceux qui commettent de tels crimes. Et le Tigré serait un excellent point de départ.

Au moment d’aller sous presse, nous avons appris que trois de nos collègues MSF avaient été victimes d’une attaque en Éthiopie. C’est avec grand chagrin que nous annonçons le décès de ces trois employés MSF qui travaillaient dans la région du Tigré.

Tedros Gebremariam Gebremichael, 31 ans, était originaire d’Éthiopie et travaillait pour MSF comme chauffeur depuis mai cette année. María Hernández, 35 ans, était originaire d’Espagne et travaillait comme coordonnatrice d’urgence avec MSF depuis 2015. Yohannes Halefom Reda, 31 ans, était originaire d’Éthiopie et travaillait comme coordonnateur adjoint avec MSF depuis février cette année.

Nous sommes profondément attristés, choqués et consternés par cette nouvelle et offrons nos plus sincères condoléances à leur famille.